(L’écriture ‘ajami en pulaar au Fuuta Tooro (Sénégal/Mauritanie

A l’instar d’Hampâté Bâ, l’ensemble des acteurs du mouvement pulaar qui soutenaient l’écriture de leur langue en abajada ne manifestaient pas là un rejet de l’islam, mais bien un rejet de l’« arabisme » (Monteil 1980 : 310) et de l’arabisation, ou tout au moins une préférence de rattachement à un univers occidental ou ayant subi l’influence de ce dernier, comme dans le cas de la plupart des autres langues africaines transcrites elles aussi en graphie latine. Deux des figures-clés du mouvement, Yero Dooro Diallo et Mamadou Samba Diop (« Murtuɗo»), illustrent parfaitement cette posture partagée : revendication d’une identité musulmane ancrée et savante, mais refus de se voir imposer un islam exclusivement arabe.

 

La trajectoire de Yero Dooro Diallo est emblématique. L’homme de culture (homme de  radio, de lettres, professeur d’arabe) et le grand militant de la cause peule qu’est devenu Yero Dooro Diallo ne fut pas seulement le président de l’ARP de la fin des années 1990. A son retour d’Egypte au début des années 1980, il fut d’abord l’instigateur du tournant de l’association en faveur d’une alphabétisation de masse en pulaar. 

 

Cet actif promoteur de l’écriture du pulaar fut de ces arabisants aux connaissances religieuses et linguistiques solides (en arabe), acquises notamment lors de son séjour au Caire dans les années 1960-1970. Né dans le Ferlo, cette région pastorale moins islamisée que le Fuuta Tooro, et comme de nombreux jeunes Sénégalais ou Mauritaniens de sa génération et de la même origine fulɓe ou fulaaɓe, il entreprit son hijra vers ce pôle référentiel majeur de l’islam subsaharien qu’Al-Ahzar constitue depuis des siècles (Hunwick 2006). Cette migration du savoir islamique connut un développement sensible au sein de ces groupes de Fulɓe dès la fin des années 1950 et jusque dans les années 1970-1980, à la faveur du contexte de rapprochement entre pays arabes et pays soudano-sahéliens. Mais c’est surtout l’influence d’un marabout de la même origine sociale, Mahmoud Bâ, qui fut déterminante dans ce mouvement collectif vers une arabisation in situ. Cet érudit convertit au sunnisme de nombreux Fulɓe restés jusque-là païens en créant des « écoles Al-Fallah » où l’accent était mis sur la maîtrise de l’arabe.

 

 Mais, à encourager ses disciples à s’expatrier de la sorte pour s’arabiser, ce fut l’effet inverse qui fut obtenu, puisque ceux du Caire s’opposèrent par la suite à l’‘ajami. En plus des enjeux spécifiques liés à l’écriture du pulaar dans leurs pays d’origine, le racisme vécu par ces étudiants cairotes a déterminé ce parti pris en faveur de la  culture peule et contre tout marqueur d’arabité. Yero Dooro Diallo incarne fort bien ce mouvement d’arabisation qui se mua sur les rives du Nil en un geste de retour sur soi, sur sa  propre culture et sur sa propre langue.

 

Source: Marie-Eve Humery, L’écriture ‘ajami en pulaar au Fuuta Tooro (Sénégal/Mauritanie) :  une littératie délibérément restreinte. M. Mumin et K. Versteegh (eds), Arabic Script in Africa. Studies on the Usage of a Writing System, Leiden, Brill, 2011.

سبت, 31/10/2020 - 00:00